De nouveaux éléments éclairent le rapport de la Ciase. Son président Jean-Marc Sauvé est revenu sur certains points contestables. Le climat semble s’assainir. Cela permettra-t-il d’enfin répondre à la demande formulée par la Cef et la Corref lorsqu’elles ont fait appel à Jean-Marc Sauvé, qui était d’évaluer les mesures prises par l’Eglise depuis 20 ans afin de lutter contre les violences sexuelles ?
Le 5 octobre 2021, le rapport de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (Ciase) a fait les titres des grands médias, en raison du chiffre choc de 330 000 victimes jeté en pâture au grand public. La communication de la Ciase dans les médias et auprès de ses mandants, la Conférence des évêques de France (Cef) et la Conférence des religieux et religieuses en France (Corref) a été très grave, empreinte de pathos, tant les souffrances terribles des victimes ont marqué, de manière légitime, les membres de la Commission.
Dans ces conditions, les travaux et recommandations de la Commission ont été accueillis sans réserve ou presque par les mandants, qui ont reconnu dans la foulée la responsabilité institutionnelle de l’Église.
Les débats autour du rapport de la Ciase remettent en cause, non la gravité des abus, mais les analyses et propositions excessives qui y figurent
Cependant, certains catholiques, dont l’auteur de ce site, se sont trouvés très gênés par certains aspects des travaux de la Ciase. Que l’on soit clair, aucun d’entre eux n’a remis en cause la gravité de ce qui s’est passé ni la nécessité d’une vigilance absolue dans ce domaine. Ce qui a posé question, ce sont les orientations de certaines analyses et recommandations de la Ciase :
- choix de communiquer sur un chiffre très supérieur à celui observé dans l’étude historique et d’appel à témoin, sans qu’il soit possible de le justifier par un recoupement avec des données réelles,
- remise en cause du sacerdoce, institution jugée trop patriarcale, et des vœux de vie religieuse,
- demande de passage au crible de certains articles du Catéchisme de l’Église catholique,
- mise en avant du caractère systémique et de la responsabilité institutionnelle de l’Église, avec les significations et conséquences que cela entraîne
- Mise en avant d’une prévalence au sein de l’Église catholique spécifique et supérieure à celle d’autres institutions, justifiant les mesures recommandées, que d’aucuns jugent excessives
- Création d’une structure pour dédommager les victimes sur des fondements juridiques discutables, ne respectant ni la présomption d’innocence ni la séparation des pouvoirs.
Ces positions ont suscité de vives réactions de certains catholiques. La plus médiatisée a été celle de l’Académie catholique, mais d’autres sont également venues de plusieurs médias de la frange de l’Église considérée comme traditionnelle (La Nef, le Club des hommes en noir, le Salon Beige, Srp-presse…).
Ces réactions ont donné lieu à leur tour à des réponses outrées, selon le raisonnement suivant : « Si vous réagissez contre le rapport Ciase, c’est que vous souhaitez que rien ne change dans l’Église pour mettre fin au problème. » Ceci est écrit noir sur blanc dans la réponse de la Ciase à l’Académie catholique : « On voudrait croire à la sincérité de la démarche de l’Académie catholique, mais il est bien plus à craindre que celle-ci n’ait visé qu’un seul but : que surtout rien ne change dans l’Église. »
Cependant, il est bien évident que ce raisonnement ne tient pas. Ou plutôt, il ne tient qu’avec une hypothèse complémentaire : « La Ciase est infaillible sur la manière d’analyser et de traiter la question des abus dans l’Église », ce qui correspond peu ou prou à ce que Pierre Manent a déclaré au Figaro le 10 février dernier : « M. Sauvé est un cuirassé d’infaillibilité. »
Cet échange ressemble malheureusement plus à une querelle d’ego et à un dialogue de sourds qu’à la correction fraternelle à laquelle le Christ nous appelle. Et si nous sortions par le haut de ce débat, qui peut sembler au premier abord un peu stérile ? En effet, si l’on regarde au-delà de ces postures, des avancées significatives permettent d’esquisser une relecture pacifiée à laquelle j’avais appelé sur ce site concernant le rapport de la Ciase ; elles se trouvent
- Dans la réponse de la Ciase à l’Académie catholique du 8 février 2021,
- Dans l’interview donnée par Jean-Marc Sauvé au rédacteur en chef de L’Homme nouveau, Philippe Maxence, à la blogueuse catholique Jeanne Smits et au père Michel Viot en réponse aux analyses de la chaîne YouTube Le Club des hommes en noir.
Le retour à la raison de la Ciase sur de nombreux points essentiels posant des problèmes
Les chiffres restent bien un objet d’étude
Le premier reproche fait à la Ciase a été d’annoncer au grand public un chiffre hautement contestable de 330 000 victimes. Pour y répondre, la Ciase a missionné un « groupe d’experts issus de la statistique publique » qui a finalement donné une conclusion contraire à l’assertion de Jean-Marc Sauvé qui, le 14 février 2022, rétorquait à France Inter, à propos de cette idée de chiffres surévalués : « C’est totalement faux, ces chiffres ont été contestés parce qu’ils dérangeaient et pas parce qu’ils étaient faux. » Cette instance indépendante a en effet affirmé qu’il n’était pas possible de conclure sur les chiffres : « … On ne peut pas assurer qu’il n’existe pas un biais significatif affectant ces estimations. C’est la phase d’Access panel qui empêche d’apporter une conclusion totalement rassurante. Cependant, a contrario, on ne peut pas affirmer non plus que les estimations produites sont éloignées des vraies valeurs. »
Je rejoins volontiers cette position : il n’est pas possible dans l’état actuel des connaissances d’infirmer ou de confirmer les chiffres annoncés, même s’il ne fait pas de doute que l’ordre de grandeur dépasse celui initialement annoncé par Jean-Marc Sauvé lui-même (10 000 victimes). La Ciase n’a pas fourni les éléments suffisants, même au groupe statistique, qui indique : « En conclusion, la critique éventuelle qui peut être retenue en termes de biais de sélection porte à peu près exclusivement sur la formation de l’Access panel, au sujet duquel nous redisons que, malheureusement, on ne détient à peu près aucune information. » Cette impossibilité résulte, non de la taille de l’échantillon, comme certains ont pu le supposer, mais des biais liés aux panélistes choisis et des biais de réponse éventuels.
Il reste donc un travail d’analyse historique et statistique à mener pour fiabiliser les chiffres. Il s’agit en particulier de les rendre cohérents avec les observations du monde réel, que ce soit celles du rapport Ciase (recherches dans les archives, appel à témoin dans la population générale) ou d’autres données (par exemple le questionnaire du sondage de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale - Inserm, qui permettait d’évaluer le nombre de plaintes au tribunal).
Le qualificatif « systémique » est revu profondément pour une acception plus juste
Les critiques du rapport Ciase ont été nombreuses au sujet du terme « systémique » dont la Ciase faisait une acception maximaliste, puisqu’il était, dans le rapport du 5 octobre et les commentaires accompagnant sa diffusion, quasiment synonyme de structurel.
Dans sa réponse à l’Académie catholique, sans le dire ouvertement, la Ciase réduit significativement la portée de l’expression « phénomène systémique » telle qu’elle était employée dans le rapport du 5 octobre 2021, en la décrivant comme une « passivité prolongée » (cf. § 2 a) face au phénomène, ce qui est une idée très similaire au « laxisme généralisé » mentionné dans mon analyse. Elle abandonne l’idée de « composantes structurelles » du § 1091 du rapport Sauvé.
De fait, dans la réponse à l’Académie catholique, plus aucun lien n’est fait entre le qualificatif systémique et la nature profonde de l’institution (doctrine du péché, institution du sacerdoce…). Il s’agit de fautes liées à la nature humaine des hommes qui la composent, et particulièrement l’absence de réaction de la hiérarchie trop souvent observée, qui a autorisé l’utilisation du qualificatif « systémique » : « ayant eu connaissance d’un nombre récurrent d’abus en son sein, elle s’est généralement abstenue de prendre les mesures nécessaires pour les traiter de manière adéquate, c’est-à-dire y mettre fin ou les prévenir ». Cela est indéniable jusqu’à la fin des années 1990, même s’il est important de noter que c’était à l’image de la société. Mais cela a bien changé à partir des années 2000.
C’est malheureusement un point sur lequel la Ciase n’a pas évolué : elle continue d’ignorer ce qui s’est passé depuis 20 ans. Nulle part dans la réponse à l’Académie catholique, il n’est écrit que la « passivité prolongée » a cessé depuis la fin des années 1990, ce qui est pourtant une évidence, comme je l’avais noté sur ce site[1].
La raison de l’absence de mise au point de la Ciase sur cette question serait-elle liée au fait que, curieusement, cet aspect n’a été relevé que par très peu d’observateurs ?
Ou alors serait-ce dû au fait que si ce point était reconnu, il serait alors nécessaire de revoir de fond en comble (hors l’analyse historique et sociologique, notamment celle excellente de l’EPHE) les travaux de la CIASE, ce qui permettrait enfin répondre à la demande originelle de ses mandants Cef et Corref, à savoir évaluer les mesures mises en œuvre depuis les années 2000 ?
Certes ce point est abordé dans l’émission du club des hommes en noir par le père Viot qui appelle a une étude sur les trente dernières années, mais Jean-Marc Sauvé répond que c’est la Cef qui a demandé de remonter à 1950. Ceci n’est malheureusement pas exact : si la Cef a demandé une étude historique depuis 1950, elle avait bien pris garde de demander les recommandations sur les mesures prises depuis 2000. La Ciase s’est engouffrée dans la brèche et a utilisé la période 1950-2020 également comme base pour ses recommandations, ce qui ne pouvait conduire qu’à un résultat biaisé, puisque l’immense majorité des abus a été commis avant 2000.
La proposition de réformes structurelle dans l’Église n’a plus lieu d’être
Cette nouvelle acception du « caractère systémique » va donc dans le bon sens et appelle logiquement des recommandations plus adaptées, comme au § 2 c de la réponse à l’Académie catholique : « L’établissement de cartographies des risques et les systèmes d’assurance qualité ou d’amélioration continue de la qualité sont des systèmes internes aux institutions qui décident elles-mêmes de se saisir de leurs dysfonctionnements pour les faire cesser. ». Ainsi, la Ciase appelle à généraliser et pérenniser des mesures de bonne gouvernance pour lutter contre le fléau, ce qui correspond peu ou prou à la conclusion de mon étude.
C’est ce qu’explique aussi Jean-Marc Sauvé aux caméras du Club des hommes en noir en précisant qu’il n’appelle à aucune réforme structurelle du type remise en cause de l’institution du sacerdoce : « il n’est pas question de toucher au ministère ».
Nous sommes ici bien loin des recommandations du rapport Ciase du 5 octobre qui appelait à passer au crible certains articles du Catéchisme de l’Église catholique ou à remettre en cause certains aspects de l’institution du sacerdoce ou des vœux de la vie religieuse.
La plus forte prévalence dans l’Église n’était pas une réalité
Afin d’appuyer la qualification de phénomène systémique et la production de recommandations hors de propos évoquées ci-dessus, la Ciase avait mis en évidence une prévalence au sein de l’Église plus forte que dans d’autres institutions. C’est clairement le cas dans l’étude quantitative de l’Inserm, avec une prévalence de 1,2 % contre 0,3 % dans les autres institutions (telle l’école publique).
Dans sa réponse au Club des hommes en noir, Jean-Marc Sauvé revient sur le sujet et précise qu’après analyses ultérieures, la prévalence est équivalente dans les autres confessions religieuses (protestantisme, judaïsme, islam). Elle l’est aussi dans les institutions laïques. Jean-Marc Sauvé a en effet reconnu que la présentation de la Ciase était biaisée, dans la mesure où, pour l’Église, la prévalence dans tous les lieux d’abus possible (paroisse, écoles, scoutisme…) a été cumulée, tandis que, pour les institutions laïques, les lieux d’abus potentiels sont traités séparément[2].
Ce changement de point de vue constitue un point clé, car il met à mal l’idée que les abus dans l’Église sont liés à une spécificité structurelle (notamment lié à l’institution sacerdotale), qu’il faudrait donc dénoncer et combattre par des réformes remettant profondément en cause la nature de l’Église ou du sacerdoce.
La question de l’homosexualité n’est plus taboue
À la toute fin de l’émission du Club des hommes en noir, Jeanne Smits ose poser à Jean-Marc Sauvé la question du lien entre homosexualité et abus. Sur ce sujet délicat, les études historiques et sociologiques de l’Ecole pratique des hautes études (EPHE) et de l’Inserm avaient montré une spécificité évidente des abus dans l’Église : ils concernent principalement des garçons, à l’inverse de ce qui se passe dans la population générale ; mais aucune conclusion n’en était tirée dans le rapport Ciase. Jean-Marc Sauvé répond honnêtement en expliquant :
- que rien n’a été retenu dans les recommandations de la Ciase du fait que l’Inserm a défendu que la spécificité de l’Église était due à un simple phénomène d’opportunité,
- mais qu’il était personnellement d’un avis différent et qu’il y avait une piste à creuser, qui aurait pu conduire à retenir les recommandations de Benoît XVI qui ont été commentées sur ce site.
Ici encore, cela rejoint les conclusions de l’étude sur ce site, où j’ai démontré précisément que le phénomène d’opportunité n’était absolument pas suffisant pour expliquer la surreprésentation de garçons parmi les victimes dans l’Église. Je montre aussi que cette question de l’homosexualité est une des causes de la prévalence dans l’Église, qui s’établi à un niveau anormal pour une telle institution.
On se prive ainsi malheureusement d’un levier d’action pour maîtriser le phénomène des abus, et Jean-Marc Sauvé en porte la lourde responsabilité en n’ayant pas osé contredire la sociologue-démographe spécialiste des études de genre Nathalie Bajos[3], dont les positions militantes et idéologiques marquent le rapport de la Ciase.
Les attaques personnelles étaient en revanche inutiles et contre-productives
Un autre enseignement de l’émission du Club des hommes en noir concerne les critiques ad hominem qui ont été formulées contre Jean-Marc Sauvé lors de la parution du rapport par divers observateurs. Celui-ci les réfute avec facilité, et cette partie de l’émission constitue finalement une perte de temps précieux dans un débat de peu d’intérêt.
A contrario, les critiques liées aux analyses et conclusions du rapport Sauvé permettent durant cet échange de faire progresser la réflexion partagée, même si Jean-Marc Sauvé ne l’avoue jamais ouvertement et ne remet pas en cause le rapport initial de la Ciase, bien que les éléments nouveaux apportés en modifient profondément l’orientation générale.
Une occasion manquée. Ne faut-il achever la mission qui avait été confiée à la Ciase ?
En conclusion, les réponses de Jean-Marc Sauvé à l’Académie catholique et au Club des hommes en noir, malgré un discours de façade parfois vindicatif, ouvrent plutôt le chemin à une relecture apaisée des travaux :
- Il est reconnu que les chiffres méritent encore un important travail de revue critique statistique et historique,
- il est donné un sens acceptable au mot « systémique »,
- le lien entre abus et homosexualité est reconnu à demi-mot,
- la prévalence au sein de l’Église est considérée comme identique à celles d’autres lieux de socialisation et structures religieuses
- et les ambitions démesurées de réformes structurelles de l’Église contenues dans le rapport du 5 octobre sont abandonnées.
Je suis donc heureux de constater que les prises de positions plus récentes de Jean-Marc Sauvé rejoignent finalement l’analyse critique des travaux de la Ciase qui a été publiée sur ce site.
Il est cependant bien dommage que cette phase de débat contradictoire n’ait pas eu lieu avant la publication du rapport. Cela aurait évité de jeter dans l’opinion publique certains chiffres, analyses ou recommandations en créant un trouble qui n’avait pas lieu d’être. L’idée de certains était peut-être de susciter un état de sidération afin de faciliter la conduite de réformes sans lien avec le sujet des abus ?
Bien heureusement, la réaction de laïcs et clercs courageux a permis de remettre sur une bonne voie les réflexions sur les évolutions nécessaires pour encore mieux juguler le phénomène des abus.
Il est toutefois fort regrettable que la Ciase n’ait pas réalisé ce que ses mandants lui avaient demandé, à savoir évaluer les mesures prises par l’Église depuis les années 2000 afin de juguler les abus. Ne faudrait-il pas confier à une commission plus équilibrée et moins médiatisée le soin de conduire cette étude ?
[1] On peut noter en particulier l’action du cardinal Ratzinger en la matière, ou de la CEF en ce qui concerne la France dès le début des années 2000.
[2] Ce qu’avait également pointé l’article de Jacques Bonnet dans la revue « L’Homme Nouveau » , n°1748 du 4/12/2021.
[3] Jean-Marc Sauvé exprime clairement dans la vidéo du Club des hommes en noir qu’il considère Nathalie Bajos comme une experte de référence dont on ne saurait donc discuter les points de vue.